Dans la nuit des sépultures : Sur les œuvres ultimes de Federico Garcia Lorca

Dans la nuit des sépultures : Sur les œuvres ultimes de Federico Garcia Lorca

Le 8 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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ÉVOQUER l’œuvre de Lor­ca dans un recueil con­sacré au théâtre tes­ta­men­taire peut sem­bler inso­lite, si l’on entend par théâtre tes­ta­men­taire « l’œuvre ultime », en laque­lle se résumerait toute la pen­sée ou l’esthétique d’un auteur ou d’un artiste. Sauf à lire les derniers textes de Lor­ca au regard de son assas­si­nat et donc à sol­liciter les coïn­ci­dences d’une vie dev­enue « des­tin », il est dif­fi­cile de décel­er une inten­tion man­i­feste de trans­mis­sion post mortem dans ses derniers textes. En out­re la dernière pièce de Lor­ca est, lit-on très sou­vent, sa pièce la plus clas­sique, c’est-à-dire d’une cer­taine façon la moins sin­gulière formelle­ment. LA MAISON DE BERNARDA ALBA, que l’auteur désig­nait lui-même comme un « doc­u­men­taire pho­tographique », entière­ment en prose (seule pra­tique­ment la vieille femme sénile y chante quelques vers), rigoureuse, guidée par une logique sans faille, appa­raît comme une œuvre d’une ter­ri­ble exac­ti­tude : de toutes ses pièces la plus sévère, la plus dure, mais dont le clas­si­cisme appar­ent pou­vait aus­si servir la volon­té d’éducation du peu­ple, tou­jours revendiquée par Lor­ca. Ouvrir le théâtre au plus grand nom­bre a été en effet la lutte con­stante de toute sa vie de dra­maturge et de met­teur en scène. Or si trans­met­tre, c’est aus­si ren­dre acces­si­ble, la qua­si-total­ité du théâtre de Lor­ca peut être définie comme tes­ta­men­taire.

Plus intéres­sant est peut-être de s’interroger sur l’existence d’un théâtre spé­ci­fique­ment tes­ta­men­taire, qui se dis­tinguerait du reste de la pro­duc­tion d’un artiste ou d’un dra­maturge par sa forme, son « mes­sage », ses con­di­tions par­ti­c­ulières de réal­i­sa­tion. De ce point de vue, le théâtre de Lor­ca est exem­plaire et révèle, s’il en était besoin, qu’écrire pour les mass­es en s’inspirant des formes passées — et chez Lor­ca les sources sont très divers­es : mar­i­on­nettes andalous­es, drame roman­tique, tragédie grecque, drame tchékhovien, sans par­ler de Shake­speare et des grands dra­maturges du Siè­cle d’Or … — n’est pas incom­pat­i­ble avec un théâtre d’avant-garde des­tiné à un pub­lic futur. Car Lor­ca a écrit aus­si un théâtre révo­lu­tion­naire, com­plexe dans sa struc­ture, choquant par sa thé­ma­tique (la valid­ité de l’amour sous toutes ses formes, la tragédie du temps, la révolte sociale), et conçu d’emblée comme posthume. C’est là bien sûr le théâtre véri­ta­ble­ment tes­ta­men­taire de Lor­ca. « Ces pièces impos­si­bles cor­re­spon­dent à mon pro­pos véri­ta­ble » affirme-t-il quelques mois avant sa mort au sujet du PUBLIC et de LORSQUE CINQ ANS SERONT PASSÉS. On retien­dra le terme d’«impossible » mis en avant par Lor­ca lui-même, et qui ne se résume sans doute pas à la notion d’«injouable ». Ce théâtre tes­ta­men­taire naît de l’impossible et se défend de lui. C’est ain­si qu’il devient « le théâtre de l’avenir » 1. Sans doute aurait-il inclus dans ces pro­pos la pièce inachevée, SANS TITRE, qui par­ticipe de la même esthé­tique.

Car s’il y a une spé­ci­ficité du théâtre tes­ta­men­taire, ce n’est pas par sa place dernière dans la chronolo­gie, ni même seule­ment par la den­sité ou l’achèvement du pro­pos, mais dans l’aspiration à laiss­er une trace, dans la volon­té d’une alliance avec les généra­tions futures. (Et telle est bien l’étymologie du terme « tes­ta­ment », traduisant l’hébreu berith qui sig­ni­fie « alliance »). Sans doute y a‑t-il plus qu’une coïn­ci­dence entre l’existence d’un théâtre tes­ta­men­taire chez Lor­ca, et l’omniprésence des thèmes de la fécon­dité et de la stéril­ité dans son œuvre. L’enfantement, la pre­mière forme de trans­mis­sion, la plus élé­men­taire, est en effet sans cesse désiré par les pro­tag­o­nistes, de YERMA à LORSQUE CINQ ANS SERONT PASSÉS, mais pour être tou­jours invari­able­ment refusé. Et cette frus­tra­tion majeure con­stitue l’un des thèmes fon­da­teurs du théâtre lorquien. Car qui dit tes­ta­ment dit héri­ti­er, et donc implicite­ment fer­til­ité. On ne trans­met que ce que l’on souhaite voir fruc­ti­fi­er. « Le reste n’est que mort immé­di­ate, et il est plus beau de penser que, demain encore, nous ver­rons les cent cornes d’or du soleil soulever les nuages » 2.

Chez Lor­ca, ne pas laiss­er de trace frappe d’anéantissement la vie dans sa total­ité. Le présent étant vécu comme une par­en­thèse, l’existence entière est plongée dans une éclipse. Thème récur­rent chez Lor­ca, l’éclipse élève à l’infini de l’horizon cos­mique la métaphore de la stéril­ité 3. Ain­si par sa vie de vieille fille sans descen­dance, dõna Rosi­ta, tout en préser­vant l’illusion d’un temps immo­bile, est ten­due tout entière vers le futur : «… Dans la rue, je vois comme le temps a passé, et je ne veux pas per­dre mes illu­sions. Déjà on a con­stru­it une autre mai­son neuve sur la place. Je ne veux pas savoir com­ment passe le temps. (…) J’attends comme au pre­mier jour. Et puis, qu’est-ce qu’un an, deux ans, cinq ans ?»

Face à l’impossible arrêt du temps, face à l’illusion stérile qui pousse à vivre dans un hors-temps imag­i­naire, le tes­ta­ment, lui aus­si, est néces­saire­ment inactuel. C’est le dis­cours écrit au présent d’un homme se pro­je­tant dans le futur et qui ne peut être lu qu’au passé. S’il pare à la dis­con­ti­nu­ité du temps, il ne prend sens que par la fini­tude du présent. LORSQUE CINQ ANS SERONT PASSÉS, œuvre tes­ta­men­taire qui sem­ble l’application dra­ma­tique de cette con­stata­tion, « donne à voir, incar­né par des per­son­nages sym­bol­iques », selon la belle expres­sion d’André Belamich, « ce qui échappe à l’œil char­nel : la duperie du présent qui, hap­pé par l’avenir, ne cesse de s’évanouir en fumée de passé » 4. C’est pourquoi ce théâtre-tes­ta­ment, dou­ble­ment intem­porel, bâti « autour de la douleur que nous cause le temps » 5, jux­ta­pose passé, présent et futur, fugac­ité et per­ma­nence, vieil­lesse et enfance, mort et vie. « Il faut se sou­venir », dit le vieil­lard de LORSQUE CINQ ANS SERONT PASSÉS, dès la pre­mière scène et en bais­sant la voix, comme s’il révélait un secret, « mais se sou­venir avant ». Devant la per­plex­ité du jeune homme, il reprend sur un ton con­fi­den­tiel : « Oui, nos sou­venirs doivent se tourn­er vers demain ». Le vrai théâtre, théâtre à venir, théâtre du secret et de la promesse, est donc néces­saire­ment hors du temps. Comme le tes­ta­ment est gardé celé jusqu’à la mort, le théâtre tes­ta­men­taire de Lor­ca, issu d’une intéri­or­ité préservée, ne fut pour ain­si dire pas dif­fusé de son vivant, parce qu’il sus­ci­tait d’assez vives cri­tiques, mais peut-être aus­si en ver­tu de ce principe énon­cé par le vieil­lard : « Les choses sont plus vivantes au-dedans de nous qu’exposées au-dehors au vent et à la mort …»

Le théâtre « exposé au dehors », représente pour Lor­ca le théâtre de son époque, Théâtre de la con­ven­tion, qui flat­te l’ennui d’un pub­lic nor­matif. Dans LE PUBLIC, il le désigne d’une for­mu­la­tion para­doxale « théâtre en plein air » (à ne pas con­fon­dre avec le théâtre « sous la lune » prôné par le Mous­tique dans la TRAGI-COMÉDIE DE DON CRISTOBAL ET DE ROSITA ! 6. Dans ce théâtre « en plein air », le temps, qui ne cesse pour­tant de bless­er en s’écoulant, est soumis à l’invariable répéti­tion, au dou­ble mou­ve­ment du ressasse­ment et de l’oubli. Le « plein air » est ici sym­bole de sur­face, d’exhibition fal­lac­i­euse, d’anti-secret. C’est le théâtre pour un pub­lic-trou­peau, un pub­lic de mou­tons.

Inverse­ment, le théâtre tes­ta­men­taire de Lor­ca, élaboré dans l’ombre et sur des ruines, se veut « théâtre sous le sable », en deçà de la mou­vance trompeuse des apparences :

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Federico Garcia Lorca
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Écrit par Isabelle Moindrot
Isabelle Moin­drot est Pro­fesseure d’É­tudes théâ­trales à l’U­ni­ver­sité Paris 8, mem­bre senior de l’In­sti­tut uni­ver­si­taire de France (IUF)....Plus d'info
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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime

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