Invitation
En octobre dernier j’ai eu l’opportunité d’être l’une des premières artistes à bénéficier d’une résidence de recherche de trois semaines à La Bellone. Cette résidence s’accompagnait également de la possibilité de faire venir deux intervenants de mon choix, avec lesquels j’allais m’entretenir publiquement. Rendez-vous intitulés One-to-one. La directrice, Mylène Lauzon, m’invitait après avoir vu mon dernier format court. Je disposerais donc d’un espace de travail dans lequel je pourrais faire ce que je voudrais, ce qui me serait utile.
Déclaration
En plus du lieu à disposition, j’apprenais que la résidence offrait un petit budget salarial. Parlons franchement : il était à peine plus élévé que le salaire minimal en Belgique1.
La directrice et moi en avons parlé toutes portes ouvertes. Nous aurions pu déclarer le budget TTC alloué à ma résidence sur les deux jours d’entretien. J’y aurais gagné mais nous y aurions tous perdu. J’ai dit : « On déclare tout. J’en ai marre de travailler toute l’année comme une dingue et que l’ONEM2 n’en voie pas les motifs cruciformes sur ma carte azurée. À l’heure où le statut d’artiste est plus que jamais mis en danger, le secteur doit pouvoir établir des statistiques valables et se baser sur une économie réaliste. Il me semble nécessaire que, dans le secteur des arts vivants, les mots salaire ou travail retrouvent leur sens. »
Décision
Petit salaire mais grande différence car, concrètement, cela signifie qu’à Bruxelles nous avons maintenant un lieu qui reconnaît spécifiquement le travail de recherche de l’artiste. Pas celui des répétitions, ni celui des représentations. Mais celui qui se fait en amont, en profondeur. (Je ne parle pas non plus des heures non payées passées à rédiger des demandes de subventions, gérer l’administration des compagnies ou la production des spectacles.) Je parle du travail profond et intime qui fait émerger une œuvre. Là où la matière se forme et les liens se tissent : documentation, recherche, lecture, relecture, écriture, réécriture. L’effort soutenu qui prend parfois des années : celui de la dramaturgie, celui des détours, celui des essais ratés qui conduisent pourtant aux trouvailles. Bref, ce fameux travail pour lequel il est si difficile d’être payé. (Il ne semble bizarre à personne que les scientifiques soient payés pour leurs recherches. Et je m’en réjouis. Il est bienvenu que le domaine des arts vivants puisse, lui aussi, bénéficier de cet optimisme.) Les contrats signés, je me lançai dans l’aventure.
Plaisir
Le 5 octobre, je débarquai 46 rue de Flandres avec un objectif que je m’étais fixé : travailler sur le sujet et la dramaturgie de Épisode 02 : Le réel des uns, la fiction des autres, un court
format programmé pour mars 2016.
Je disposai soigneusement livres, dossiers, plastique, carton, stiff et ordinateur dans le studio dont on m’avait très simplement donné les clés qui ouvraient également les serrures de l’entrée. Quelques projecteurs, deux micros, des enceintes, une connexion internet, un tapis de danse, un vidéoprojecteur, une équipe souriante et toujours prête à répondre à mes demandes. Bref. Un espace de travail. Chez moi pour trois semaines.
Travailler sans aucune obligation de présenter quoi que ce soit. Pas de pression. La seule structure qui s’imposait ? Les deux entretiens publics : un temps de préparation pas négligeable, vu que chaque échange dure deux heures. Je n’avais jamais mené ce genre d’interview jusque-là, et encore moins dans le but de croiser ma pratique avec celle de mon invité. Le concept du One-to-One participe d’un décloisonnement bienvenu : non seulement pour les deux interlocuteurs sur scène mais aussi pour les auditeurs qui peuvent profiter gratuitement de ces rencontres. Des débats ou échanges se font parfois dans le cadre des représentations mais voilà soudain un contexte spécifique qui invite le spectateur au cœur d’un processus transversal de réflexion.
Dialogue
- Trois semaines de travail (qui incluent la préparation et les interviews publiques de deux personnalités pendant deux heures) = un salaire de trois semaines basé sur un mensuel brut de 1.547,30 €. ↩︎
- ONEM = Office National de l’Emploi (Belgique). ↩︎
- Un budget TTC de 500 € pour chaque invité. ↩︎
- http://james.shepherd-barron.com Interview de Thomas Hirschhorn au sujet de son exposition Abstract Resistance, 2010. https://www.youtube.com/watch?v=LI1RLhhLeDQ ↩︎
- Au sujet d’Andy Kaufman : Comique extrémiste. Andy Kaufman ou le Rêve Américain Florian Keller, 2012. ↩︎
- L’Usage du monde, Nicolas Bouvier, première parution en 1963 à la Librairie Droz. ↩︎
- Je vous salue Sarajevo, Jean-Luc Godard, 1993. ↩︎
- À propos de Bruno Manser (1954 – 2005): http://www.rts.ch/archives/tv/information/tell-quel/3447026bruno-manser.html) ↩︎
- « Théorème d’insuffisance » de Kurt Gödel in La réalité de la réalité, Paul Watzlawick, 1978. ↩︎
- La réalité de la réalité, Paul Watzlawick, Édition du Seuil, 1978. ↩︎
- La Part maudite, Georges Bataille, Éditions de Minuit, 1949. ↩︎
- https://solangeteparle.com/ ↩︎
- Sur la mutualisation des savoirs, Daniel le Scornet :
https://www.youtube.com/watch?v=yuGBX1i3h7E ↩︎