Final Cut de Myriam Saduis– Une enquête intime sur un cauchemar colonial

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Final Cut de Myriam Saduis– Une enquête intime sur un cauchemar colonial

Le 24 Juil 2022
Anne-Sophie de Bueger et Florence Hebbelynck dans Affaire d’âme (d’après Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman), mis en scène par Myriam Saduis 2009, Théâtre Océan Nord, Bruxelles. Photo Serge Gutwirth.
Anne-Sophie de Bueger et Florence Hebbelynck dans Affaire d’âme (d’après Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman), mis en scène par Myriam Saduis 2009, Théâtre Océan Nord, Bruxelles. Photo Serge Gutwirth.
Anne-Sophie de Bueger et Florence Hebbelynck dans Affaire d’âme (d’après Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman), mis en scène par Myriam Saduis 2009, Théâtre Océan Nord, Bruxelles. Photo Serge Gutwirth.
Anne-Sophie de Bueger et Florence Hebbelynck dans Affaire d’âme (d’après Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman), mis en scène par Myriam Saduis 2009, Théâtre Océan Nord, Bruxelles. Photo Serge Gutwirth.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

« L’origine de Final Cut, ce n’est pas tant la mort de ma mère que le suc­cès d’un racisme poli­tique vécu d’abord de manière intrafa­mil­iale encore enfant. J’en ai pris con­science en 2002, l’année où Jean-Marie Le Pen pas­sait au sec­ond tour des élec­tions prési­den­tielles1. »

Nous revien­drons longue­ment avec Myr­i­am Saduis, autrice, met­teuse en scène et actrice, sur l’écriture de Final Cut, sur ses orig­ines famil­iales com­plex­es et sur sa mise en scène qui met à dis­tance le per­son­nage qu’elle incar­ne, et dont elle dit : « C’est moi et ce n’est pas moi, c’est mon texte. » Sa prise de con­science poli­tique sonne ter­ri­ble­ment juste en 2022. « Ce que j’ai vécu (la folie de ma mère, la néga­tion de mon père arabe et mon change­ment de nom pour déguis­er cette orig­ine) est à replac­er dans le flux de l’histoire de l’époque. » 

En 2002, une année charnière, sa mère meurt, folle, à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris, lui lais­sant des doc­u­ments inédits, qui la mènent jusqu’à la famille tunisi­enne de son père « incon­nu ». Elle ter­mine, la même année, une psy­ch­analyse qui lui a per­mis de se recon­stru­ire, en douze ans. Et elle décou­vre un scé­nario inédit d’Ingmar Bergman, Une affaire d’âme, dont elle obtien­dra les droits d’adaptation et qui mar­quera avec éclat, en 2008, ses débuts de met­teuse en scène (alors qu’elle avait suivi à l’Institut nation­al supérieur des arts du spec­ta­cle et des tech­niques de dif­fu­sion (INSAS) une for­ma­tion d’actrice). « Le théâtre précé­dait la psy­ch­analyse et lui sur­vivra. J’ai fait une longue analyse, je l’ai con­clue ; ce qui reste, c’est le théâtre. » Dans un entre­tien, avec le psy­ch­an­a­lyste Yves Depelse­naire, Myr­i­am Saduis dresse, en 2016, les acquis de son long tra­vail de recon­struc­tion. « L’analyse a mod­i­fié ma place dans le champ du théâtre puisque je suis passée de ‘faire l’actrice’ à ‘faire de la mise en scène’, et que j’ai endossé une fonc­tion, un pou­voir, qu’on attribue générale­ment aux hommes… L’analyse a mis l’accent sur le pou­voir réel, celui de la fic­tion… Je l’ai con­clue et puis j’ai mon­té Affaire d’âme.2 » 

Le pou­voir de la fic­tion

Le pou­voir de la fic­tion. Et quelle fic­tion ! Une affaire d’âme : un scé­nario expéri­men­tal d’Ingmar Bergman, conçu comme un long « plan rap­proché », une forme nou­velle, jamais réal­isée au ciné­ma. Une femme, guet­tée par la folie, y ressasse son passé tout en essayant de se recon­stru­ire dans l’imaginaire. Folie, chaos, recon­struc­tion. Il y a comme un « réseau » thé­ma­tique que Final Cut dévelop­pera en enquête auto­bi­ographique. Ici, la mise en scène de Myr­i­am Saduis trans­forme le solo de Bergman en un duo intense d’actrices jumelles et com-plices qui mul­ti­plient les points de vue en quête d’une improb­a­ble vérité. La scéno­gra­phie joue bril­lam­ment sur le rêve plus que sur la réal­ité. 

En 2012, son adap­ta­tion de La Mou­ette de Tchekhov, dev­enue La Nos­tal­gie de l’Avenir, trans­forme la grande fresque russe en une petite musique de cham­bre, cen­trée sur la trahi­son de Nina mais surtout sur l’affrontement mère/fils (Arkadina/Treplev). Le fameux texte nova­teur de Tre­plev, moqué et donc « nié » par sa mère, est répar­ti sur l’ensemble de l’œuvre et devient un moteur de l’action. Comme une revanche. Quant à l’inversion de la chronolo­gie (l’histoire com­mence par le sui­cide du fils), l’inconscient y a sa part. « C’était une intu­ition, au départ. Tout d’un coup, je réalise – mais le spec­ta­cle est déjà fait – que com­mencer par le sui­cide du fils, Tre­plev, c’est oblig­er la mère, Arkad­i­na, à inter­roger par la mémoire ce qui s’est passé. Para­doxale­ment, en com­mençant par la mort, l’enfant est plus vivant. Tout cela, je ne le sai­sis pas quand je décide de com­mencer La Mou­ette par la fin, c’est un incon­scient qui s’exprime sous cou­vert d’une intu­ition. »  

Incon­scient et fau­fi­lage 

L’inconscient rôde donc sur la struc­ture nar­ra­tive. À la fin de son analyse, racon­tant l’un de ses rêves à son psy, Myr­i­am Saduis s’aperçoit, « après coup, que l’analyse, c’était ça et le théâtre aus­si : une ‘décon­struc­tion organ­isée’3 », ce qu’elle renom­mera dans Amor Mun­di (2015) un « chaos con­stru­it4 », pour définir les « irrup­tions » de pen­sées d’Hannah Arendt, per­son­nage cen­tral de la pièce. Une sorte de « fau­fi­lage », revendiqué. « Dans une his­toire bien racon­tée, dit-elle, on joue à la cou­turière : on tresse et on fau­file l’association pour que l’emmanchure ne soit pas de tra­vers. Le cas échéant, on redé­coupe, on remet une pièce sup­plé­men­taire. À un moment don­né, on a le ‘bâti’. Par exem­ple, dans Final Cut, j’ai intro­duit une scène de La Mou­ette. Seule la fic­tion pou­vait me per­me­t­tre de faire advenir la vio­lence entre ma mère et moi via cette grande scène de dis­pute entre Arkad­i­na et Tre­plev. Cette scène est aus­si la seule où la mère par­le du père, et c’est dans le champ lex­i­cal de l’insulte. Pour moi, c’est le noy­au : une mère folle, un fils souf­frant et un père absent. Dans les asso­ci­a­tions comme dans les rêves, il y a une logique organique bien plus intéres­sante que la ratio­nal­ité. Il faut révéler l’ombre et le secret. »

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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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